Voici un résumé de mon expérience après quatre mois de rencontres et de workshops focalisés sur la génération d’image par des intelligences artificielles dans différentes écoles de design (école Camondo de Paris, Esad d’Orléans, UQAM de Montréal, HEAd de Genève, Intuit Lab de Paris…).

Si vous connaissez le principe de fonctionnement des intelligences artificielles, je vous propose de passer cette introduction un peu généraliste.

intelligence artificielle

Pour résumer, nous pouvons dire que l’intelligence artificielle est l’ensemble des théories et des techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine. Très récemment, des avancées spectaculaires ont été réalisées grâce aux algorithmes de Machine Learning et de Deep Learning (apprentissage automatique et apprentissage profond).

Aujourd’hui, les « intelligences » artificielles écrivent mieux que nous (et que moi particulièrement), dessinent mieux que nous, jouent mieux que nous, calculent mieux que nous (arrivent même à faire des démonstrations mathématiques), savent proposer du code informatique, parlent presque toutes les langues, « connaissent » plus de références que nous, vont mille fois plus vite que nous, passent le test de Turing sans aucun problème dans le domaine de l’image, du texte et de la musique, elles sont presque gratuites et facilement accessibles. Il ne faut pas croire (pour se rassurer) que ces algorithmes ne font que remixer des données et paraphraser mécaniquement nos textes, ils développent des stratégies originales et nous montre de nouvelles manières de voir le monde (mais sans morale, sans éthique, sans but, sans comprendre vraiment notre monde et surtout sans aucun sens commun).

À cette inquiétude légitime se rajoute tout un imaginaire collectif teinté de science-fiction dystopique mettant en scène la fin de notre humanité face à ces « intelligences » (pour citer les plus célèbres : 2001 l’Odyssée de l’espace, Alien, Neuromancien, Wargames, Terminator, Matrix, Her, Ghost in the Shell, Blade Runner, la série black mirror…).

Un nouveau type d’avancée technologique

Les avancées technologiques (je ne parle pas de progrès) ont toujours été développées dans le but de nous débarrasser des tâches répétitives et fastidieuses (invention du lave-linge, aspirateur…) et de pallier nos limites physiques (optique, les moyens de transport comme le vélo, la voiture, l’avion… sans oublier les réseaux nous permettant d’accéder à de l’information très facilement), afin de nous libérer du temps pour (espérer) nous consacrer à des activités plus intéressantes et valorisantes.

Mais ces nouvelles technologies d’intelligences artificielles, ne s’intéressent pas à ces tâches fastidieuses,  elles nous défient dans des domaines que nous pensions jusqu’a lors réservé à notre intelligence humaine inégalable. C’est en effet la première fois qu’une technologie s’attaque aux professions dites intellectuelles et artistiques, non pas pour nous aider, mais pour potentiellement nous remplacer.

Les IA démocratisent l’accès à certaines techniques artistiques. Dorénavant, tout le monde peut dessiner, peindre, écrire des textes, créer de la musique et se lancer dans des créations semblant auparavant inaccessibles. Les IA démocratisent les techniques de création, mais cela ne présage en rien de la qualité de ces futurs œuvres (tout le monde à un appareil photo dans son téléphone, cela ne veut pas dire que nous sommes tous des photographes). De nombreuses professions vont se sentir dépossédées de leur savoir-faire technique, mais réduire la compétence des illustrateurs ou des designers à juste savoir maitriser le dessin ou une technique, seraient une grande erreur. Le travail d’un designer ou d’un illustrateur ne se résume pas à l’exécution finale d’une forme.

Il nous faut donc redéfinir très vite les compétences à acquérir face à ces « intelligences » artificielles et trouver de quelle manière les « apprivoiser » afin d’en tirer le meilleur.

Les WorkShops

Pour cela, je travaille et expérimente lors de nombreux ateliers (Workshops) avec des étudiants en école d’Art et de design qui sont les premiers à se confronter à ces technologies.

À chaque apparition d’une nouvelle technologie, nous passons toujours par différentes phases : la sidération, puis la moquerie (nous y sommes avec ces critiques acerbes et faussement rassurantes sur des détails techniques par les néoluddites), la copie des créations antérieures (le cinéma a copié le théâtre à ses débuts…), puis l’émancipation avec la création d’une nouvelle culture et un vocabulaire propre à cette technologie (le cinéma « invente » le montage par exemple). Nous essayons avec les étudiants de passer de la phase de recopie de l’existant vers la phase de découverte de nouvelles pratiques (en toute modestie).

Nous pouvons aussi remarquer que l’IA n’est pas un nouveau médium (comme le livre, la photo, le cinéma, le web..), mais c’est quelque chose de beaucoup plus vaste et profond s’attaquant à tous les domaines (un véritable tsunami).

Des travaux avec les étudiants en école de design.

Lors d’ateliers (narration + images + microédition) à la HEAD de Genève ou à l’ESAD d’Orléans, j’ai posé cette question un peu naïve à une IA textuelle (GPT3) :

«De quelles manières le métier d’illustrateur va évoluer par rapport à l’arrivée de l’intelligence artificielle?».

Voici sa réponse cinglante et glaçante :

«Pour survivre dans un tel environnement, l’illustrateur devra renoncer à sa révérence presque superstitieuse envers la créativité.». 

Une fois passées la stupeur et la drôlerie contenues dans cette réponse (car les algorithmes ne savent pas ce qu’ils font), cela nous interroge sérieusement sur notre place dans ce Nouveau Monde.

La communication avec ces IA se fait essentiellement par le texte (ce que l’on nomme le « prompt » ou « requête » en français) en langage naturel.  Nous glissons ainsi d’une habileté gestuelle (le dessin) à une habileté textuelle (le prompt). Il va falloir manier avec finesse les références culturelles dans le domaine graphique (et autres) afin de guider au mieux les IA. Je vois se développer une vraie habileté et expertise dans l’écriture de ses requêtes textuelles. Les étudiants commencent à repérer les biais algorithmiques et vont plutôt utiliser des métaphores dans leurs requêtes, ils savent comment contourner la censure (passer du français à l’anglais, utiliser des synonymes, utiliser des IA non censurées…), arrivent à décrire un style graphique précis (plus besoin de faire référence directement à un artiste), se (re) plongent dans l’histoire de l’art et ses techniques afin de pouvoir utiliser des références pertinentes, arrivent à reconnaitre le style des différents algorithmes (« on dirait la V3 de Midjourney avec ses artéfacts et sa gamme de couleurs facilement reconnaissables »)… de nouvelles compétences se développent très vite.

Lors de ces workshops, les étudiants passent beaucoup plus de temps à sélectionner les images qu’à les produire. Allons-nous tous devenir que des directeurs artistiques, des historiens de l’Art ou des commissaires d’exposition ? Je n’ai jamais vu des étudiants réfléchir et discuter autant autour de leurs images.

Les étudiants aiment beaucoup se perdre et se tromper avec ces IA afin de vite recommencer et tenter de nouvelles choses. L’IA permet d’explorer des pistes improbables et contre – intuitives très rapidement et parfois, un heureux accident graphique, une merveilleuse collision apparait, une « nouvelle idée » se détache de ce flux d’images et de textes incessant. Quand je parle d’idée produite par une IA, il s’agit bien sûr de nous qui projetons une idée nouvelle sur ces productions artificielles, car nous sommes des êtres projetant et créant du sens sur tout ce que nos sens perçoivent. L’IA propose et l’Homme dispose, pour paraphraser une célèbre citation de Miguel de Cervantès (« L’homme propose et Dieu dispose »). Entamer un dialogue avec une IA peut s’avérer très déstabilisant (après quelques jours, les étudiants font souvent des rêves très étranges), on discute littéralement avec une entité ayant une compréhension alternative de notre monde et un raisonnement différent (elle ne connait notre Monde qu’à travers les données numériques qu’elle a pu collecter sur nos réseaux), mais cela peut aussi être extrêmement enrichissant et étonnant. Nous arrivons ainsi à une véritable cocréation hybride humaine/machine fascinante et inspirante. Nous avons aussi beaucoup utilisé les anciennes versions des algorithmes générant des résultats graphiquement moins flatteurs, mais beaucoup plus intéressants au niveau du sens.  Ces résultats souvent incohérents et surprenants nous ont semblé beaucoup plus ouverts à l’interprétation. Les images produites, sont toujours par la suite re dessinées, re touchées, recadrées… le résultat final n’est jamais l’image brute générée par l’IA.

À la fin de ces workshops, nous nous sommes aperçus que la grande partie du travail des étudiants s’était portée, non pas sur le dessin (délaissé aux IA), mais sur la direction artistique, le découpage de l’histoire, sur le cadrage des images et surtout sur le sens des ellipses produites entre les cases de la bande dessinée (par exemple) et à la juxtaposition d’éléments visuels

conclusion (très) provisoire

Cette soif de création de sens dans le moindre interstice me fait actuellement considérer que ces IA sont une grande chance malgré les inévitables frictions qu’elles vont engendrer dans les prochaines années (changement des métiers, acquisition obligatoire de nouvelles compétences, opacité des bases données et des algorithmes servant à l’apprentissage, biais algorithmiques, flou juridique, consommation d’énergie…).

Merci

Je tiens à remercier tous les enseignements et les étudiants qui ont vraiment su rapidement comprendre les enjeux majeurs et les opportunités (et dangers) qu’entrainent l’arrivée des IA dans le domaine des arts graphiques.

Merci à Charlotte Poupon (Camondo), Clément Paurd (HEAD), Stéphane Vial (UQAM), Emmanuel Guez, Emmanuel Cyriaque, Caroline Zahnd… (ESAD d’Orléans), Emmanuelle Nouzille et Clément Derock (Intuit Lab)…



Exemples des travaux des étudiants de le Head de Genève (narration + images)

Exemples de travaux des étudiants de l‘ESAD d’Orléans (narration + images)

Exemples des travaux des étudiants de l‘UQAM de Montréal (projet de recherches d’une nouvelle iconographie concernant la représentation des troubles mentaux).

Exemples des travaux des étudiants de l’école Camondo.


Étienne Mineur

Étienne Mineur, né en 1968, est un designer, éditeur et enseignant français, dont le travail est axé sur les relations entre graphisme et interactivité.
Diplômé de l’école nationale supérieure des arts décoratifs de Paris en 1992, il commence sa carrière dans le domaine du CD-ROM culturel. Il est à cette occasion directeur artistique chez plusieurs acteurs majeurs du domaine : Index+ (Cofondateur avec Emmanuel Olivier), Nofrontiere (Autriche), Hyptique (Paris).
Par la suite, il travaille en tant que directeur artistique pour Yves Saint Laurent (CD Rom sur l’œuvre d’Yves Saint Laurent), Gallimard (Cd-Rom sur l’œuvre de Marcel Proust), Issey Miyake (site web), Chanel (site Web) mais aussi pour Nokia (design d’interface) et la fondation Cartier (catalogue d’exposition).

En 2009, il décide de revenir vers le design lié aux objets physiques. Il fonde Volumique qui est une maison d’édition, mais aussi un studio d’invention, de conception et de développement de nouveaux types de jeux, de jouets et de livres, basé sur la mise en relation du tangible et du numérique.

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